Il remonta
tous ses phonographes, tous ses gramophones et les installa par rang de
taille sur la grande table. Puis il les équipa d'un disque ou d'un
rouleau. Puis, passant rapidement de l'un à l'autre, il les mit tous en
branle. Le déclic eut lieu presque simultanément. Les appareils se
mirent à tourner. Il y eut un multiple ronron et une voix nasillarde
cria: - La
Marseillaise!...exécutée par la Fanfare de la Garde Républicaine!...
Mais avant que cette phrase fût achevée, et la couvrant, deux
appareils entonnèrent, à un quart de tour, lourdement, comme une décharge
d'artillerie un matin de fête: Bojé Tzara Chranî. Alors la Garde Républicaine
commença la Marseillaise avec une grande démonstration de clairons et
de tambours, tandis que d'un d'autre appareil sortaient à
l'instant même les cornemuses du God save the King!
Tour cela faisait un joli charivari. Les appareils gueulaient à qui
mieux mieux.
-Le soleil! Le soleil! hurlait Dan Yack. Il était radieux. Il
déclencha un dernier phono et la voix langoureuse de Fragson criait
dans le tumulte: Manon, - voici le - sssoleil!
Bari avait sauté du lit. André Lamont s'était levé comme mû lui
aussi par un ressort. Il se tenait la tête à deux mains. Il trépignait. -Ah!
le salaud, le salaud! Goischman ne bronchait pas. C'est l'amour-maître
des cho-ô-ses, braillait Fragson enroué. Les machines luttaient de
force et de vitesse; elles recommençaient toujours; elles n'étaient
pas encore aphones comme Dan Yack qui hurlait quand même: - Le soleil!
le soleil! Bari aboyait. Goischman ne bronchait toujours pas.
Taisez vous! taisez vous! criait Lamont à Dan Yack. Les appareils
repartaient de plus belle. On entendait les cris des foules, des
applaudissements, des milliers de voix, des trompettes, le brouhaha des cortèges,
un million de pas trainards. Enfin le tsar mourut sur une dernière
cadence de pfoû-pfoû; puis ce fut au tour du King de se taire; la
Marseillaise roulait toujours, guerrière et démocrate; elle s'arrêta
net sur un coup de grosse caisse. rrrrrrererererârârârârârâ...
faisaient les disques à l'agonie. Seule la voix de plus en plus
langoureuse de Fragson s'attardait encore dans:
Laisse-moi dans tes bras blancs
Bercer des rêves troublants
Et mon dés-ir qui se pâ-â-â-me.
Blaise Cendrars. "Dan Yack. Le plan de l'aiguille"
.1925/1929.
Enregistré au Dictaphone par l'auteur. |